Éprouver de l’empathie. Comprendre d’autres personnes. Jusqu’où pouvons-nous?

dilbert
Comprendre vraiment les autres. Voilà est la clé pour mener une organisation à la réussite. Quand on est de ceux qui essayent d’inspirer, de stimuler le progrès, le changement social ou une transformation interne, on a besoin d’empathie. De beaucoup d’empathie…

L’empathie révèle les raisons pour lesquelles les gens se comportent comme ils le font. Elle permet de se focaliser sur ces choses qui motivent vraiment les gens dans leurs actes ou leurs paroles. L’empathie est donc une notion désignant la «compréhension» des sentiments et des émotions d’autrui, voire dans un sens plus général, de ses états non-émotionnels comme ses croyances par exemple.

Des décennies de recherche ont déjà montré que l’empathie peut faire beaucoup de bien : éprouver de l’empathie nous conduit à être plus bienveillants, ouverts, tolérants et altruistes.

Dans « La Théorie des sentiments moraux », le philosophe et économiste écossais Adam Smith avait déjà observé que l’expérience sensorielle seule ne pouvait pas nous pousser vers un engagement empathique avec les autres: «Bien que mon frère soit tourmenté, aussi longtemps que je suis à l’aise, mes seuls sens ne pourront jamais m’informer de sa souffrance ». Pour Smith, ce qui fait de nous des êtres moraux c’est notre capacité à nous imaginer nous-mêmes dans la situation de l’autre…et de voir en quelque sorte les choses à travers ses yeux, et de là se faire une idée de ses sensations, et même de ressentir quelque chose qui, bien qu’à un plus faible degré, n’est pas tout à fait éloigné de son ressenti à lui.

Smith s’interrogeait sur l’origine de la capacité qu’ont les individus de porter des jugements moraux sur les autres mais aussi sur leur propre attitude. Selon lui, chacun de nous a en lui-même un « homme intérieur », capable de se placer à distance de ses propres passions et intérêts, afin de se constituer en « observateur et juge impartial » de soi-même, capable de témoigner son approbation ou sa désapprobation morale à l’égard de ses propres actes, et dont nous ne pouvons ignorer le jugement. Bref, nous sommes tous capables de prendre du recul et de faire notre auto-critique. Pour Smith, l’homme dans ses actions doit tenir compte à la fois du point de vue des spectateurs réels et du spectateur impartial en lui, dans le cadre d’un double processus d’empathie. D’une part, les spectateurs s’identifient à l’acteur et arrivent à comprendre les motifs de son action; d’autre part, l’acteur s’identifie lui-même aux spectateurs qui le contemplent et perçoit leurs sentiments à son égard. Il résulte de ce double processus de décentrement « un champ de connaissances communes à l’acteur et aux spectateurs qui engendrent l’ensemble du système des règles (dont celles de justice) qui permettent la maîtrise des passions». Le problème est que ce double décentrement n’est pas facilement accessible à tous. Certains de par leur vécu, leurs expériences, ont une immense capacité à éprouver de l’empathie pour autrui, d’autres beaucoup moins.

Un homme donne ses sandales à une sdf à Rio (Bresil)

Un homme donne ses sandales à une sdf à Rio (Bresil)

Les limites de l’empathie comme guide moral

Mais trop d’empathie peut aussi faire beaucoup de mal. C’est un GPS moral indigne de confiance et ce parce qu’il est borné, limité, il ne sait pas mesurer clairement. L’empathie semble en effet réglée sur une seule fréquence émotionnelle, celle d’une seule victime identifiable et avec qui nous sentons une connexion personnelle. On semble programmé pour ressentir plus d’empathie pour une personne proche de nous que pour un étranger ou un groupe de gens par exemple. J’ai récemment été mille fois plus affecté par le jugement de l’affaire Trayvon Martin que par l’accident de train dramatique survenu en région parisienne le weekend dernier. Pourquoi ? Parce que même sans le connaitre personnellement, j’avais préalablement une forte connexion avec cet adolescent. Je sais trop bien l’expérience de ce que c’est qu’être noir dans un pays de blancs, je peux sans peine m’imaginer à sa place, à la place de ses parents, comme c’est le cas de n’importe quel afro-américain. Mes prédispositions ont rendu la projection facile. Selon le psychologue Paul Bloom, ces prédispositions rendent l’empathie mal adaptée pour nous aider à faire face aux véritables crises telles que les catastrophes naturelles, les génocides, et les changements climatiques. Combien d’entre nous sommes sérieusement préoccupés par le sort des espèces menacées? Mère Teresa ne disait-elle pas: « Si je regardais la masse, jamais je n’aurais agi.» ? Si elle pensait à combien de victimes de souffrances il y avait dans le monde,  elle aurait été paralysée émotionnellement et cela l’aurait empêchée d’aider réellement.

En regardant les choses sous cet angle, l’empathie est une épée à double tranchant. Elle peut tirer avec force sur notre corde sensible et nous stimuler à aider les autres, mais ses préjugés irrationnels peuvent aussi causer notre déchéance morale en nous rendant totalement insensibles aux sentiments des autres, surtout quand ceux-ci deviennent de parfaits étrangers pour nous (ie. Des gens en qui on ne se reconnait pas ou plus soi-même). Comme Paul Bloom note à juste titre, certaines situations semblent d’ailleurs vraiment nécessiter de se débarrasser de l’empathie. Je pense notamment au chirurgien dans la salle d’opération qui doit mettre de côté son empathie pour le patient, au juge qui doit rendre une décision équitable, ou à un chef qui doit sacrifier quelques-uns pour en sauver d’autres. Laisser l’empathie côté peut paraitre la bonne marche à suivre dans certains cas, car il clarifie les principes moraux en jeu. Sur le même principe, j’ai récemment décidé froidement de rayer définitivement une personne de ma vie, tout en choisissant en même temps de me rapprocher intensément d’une autre. Ceci pour la simple raison que conformément à l’effet-miroir, la première me renvoyait en permanence à une totale absence d’empathie; quelque chose qui ne me ressemblait pas du tout, quelque chose que je détestais en moi et chez les autres, tandis que c’était le contraire pour la seconde.

J’ai souvent fait l’expérience de ce fait déjà connu des chercheurs. Les gens qui laissent transparaitre peu d’empathie abandonnent plus facilement leurs principes et leurs valeurs morales. Et l’insensibilité a un coût: la suppression l’empathie met les gens dans un état de dissonance cognitive dans lequel ils, soit commencent à moins valoriser la morale, soit assouplissent leurs limites en la matière. Or détail important, ces conceptions personnelles de la morale prédisent toujours le comportement moral dans le monde réel.

Au final, l’empathie pour autrui ne se développe ni ne s’éteint d’elle-même. Nous faisons toujours le choix de l’exacerber ou la mettre de côté lorsqu’on l’estime nécessaire aussi bien pour nous que pour autrui. En comprenant ces mécanismes, il devient plus facile de comprendre comment conserver et voire même élargir nos capacités empathiques vis-à-vis des autres.

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